C’est à Rome, durant les longs repas officiels, qu’il m’est arrivé de penser aux origines relativement récentes de notre luxe, à ce peuple de fermiers économes et de soldats frugaux, repus d’ail et d’orge, subitement vautrés par la conquête dans les cuisines de l’Asie, engloutissant ces nourritures compliquées avec une rusticité de paysans pris de fringale. Nos Romains s’étouffent d’ortolans, s’inondent de sauces, et s’empoisonnent d’épices. Un Apicius s’enorgueillit de la succession des services, de cette série de plats aigres ou doux, lourds ou subtils, qui composent la belle ordonnance de ses banquets ; passe encore si chacun de ces mets était servi à part, assimilé à jeun, doctement dégusté par un gourmet aux papilles intactes. Présentés pêle-mêle, au sein d’une profusion banale et journalière, ils forment dans le palais et dans l’estomac de l’homme qui mange une confusion détestable où les odeurs, les saveurs, les substances perdent leur valeur propre et leur ravissante identité. Ce pauvre Lucius s’amusait jadis à me confectionner des plats rares ; ses pâtés de faisans, avec leur savant dosage de jambon et d’épices, témoignaient d’un art aussi exact que celui du musicien et du peintre ; je regrettais pourtant la chair nette du bel oiseau. La Grèce s’y entendait mieux : son vin résiné, son pain clouté de sésame, ses poissons retournés sur le gril au bord de la mer, noircis inégalement par le feu et assaisonnés çà et là du craquement d’un grain de sable, contentaient purement l’appétit sans entourer de trop de complications la plus simple de nos joies. J’ai goûté, dans tel bouge d’Égine ou de Phalère, à des nourritures si fraîches qu’elles demeuraient divinement propres, en dépit des doigts sales du garçon de taverne, si modiques, mais si suffisantes, qu’elles semblaient contenir sous la forme la plus résumée possible quelque essence d’immortalité. La viande cuite au soir des chasses avait elle aussi cette qualité presque sacramentelle, nous ramenait plus loin, aux origines sauvages des races.
Frans Hals Brustbild eines lachenden Knaben mit Weinglas Portrait d'un garçon riant avec un verre de vin - 1626-28 |
Le vin nous initie aux mystères volcaniques du sol, aux richesses minérales cachées : une coupe de Samos bue à midi, en plein soleil, ou au contraire absorbée par un soir d’hiver dans un état de fatigue qui permet de sentir immédiatement au creux du diaphragme son écoulement chaud, sa sûre et brûlante dispersion le long de nos artères, est une sensation presque sacrée, parfois trop forte pour une tête humaine ; je ne la retrouve plus si pure sortant des celliers numérotés de Rome, et le pédantisme des grands connaisseurs de crus m’impatiente. Plus pieusement encore, l’eau bue dans la paume ou à même la source fait couler en nous le sel le plus secret de la terre et la pluie du ciel. Mais l’eau elle-même est un délice dont le malade que je suis doit à présent n’user qu’avec sobriété. N’importe : même à l’agonie, et mêlée à l’amertume des dernières potions, je m’efforcerai de goûter sa fraîche insipidité sur mes lèvres...
Marguerite Yourcenar
Mémoires d'Hadrien
Je suis Marguerite
(du moins, pour cette page)
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