Le semestre de travail se passa, sans qu’il arrivât rien de particulier, si ce n’est une conversation qu’eut Edmond un soir avec un Vieillard, nommé le Père Brasdargent, âgé de cent cinq ans. Cet Homme était encore assez vigoureux pour conduire la charrette dans la campagne, et y recueillir les gerbes. Edmond, qui revenait avec sa voiture d’un champ plus éloigné, trouva le Vieillard qui chargeait. Touché de respect à son aspect vénérable, il arrête, et va auprès de lui pour l’aider.
– Tu viens bien, mon Enfant, lui dit le Centenaire ; justement j’en suis aux plus hautes, et je sens que mes bras ne veulent plus s’étendre.
La voiture chargée, ils revinrent ensemble : Edmond gardait un respectueux silence en marchant derrière un Homme qui avait vu ses Aïeux, et naître son Père ....
Fragonard - Philosophe lisant - 1764 |
– Que vous êtes heureux, Père Brasdargent, d’avoir tant vu de choses, et de vous en souvenir !
– Mon Enfant, n’envie pas mon sort, ni ma vieillesse : Il y a quarante ans que j’ai perdu le dernier des Amis de mon enfance, et que je suis comme un Étranger au sein de ma Patrie et de ma Famille : mes Petits-enfants me considèrent comme un Homme de l’autre monde. Je n’ai plus personne qui se regarde comme mon Pareil, mon Ami, mon Camarade. C’est un fléau qu’une trop longue vie. Songe donc, mon Enfant, que depuis vingt-cinq à trente ans, à chaque nouvelle année, je la croyais la dernière ; que l’espérance, ce baume de la vie de l’Homme, le riant avenir de la Jeunesse, et même de l’âge mûr, ne sont plus pour moi : que le sentiment si vif qui attache un Père à ses Enfants ; le plaisir aussi vif de voir ses Petits-enfants, tout cela est usé pour moi. Je vois commencer la cinquième génération : il semble que la nature ne veuille pas étendre si loin notre sensibilité ; ces Arrière-petits-enfants me semblent des Étrangers. Je vois que de leur côté, ils n’ont aucune attache pour moi ; au contraire, je leur fais peur, et ils me fuient. Voilà la vérité, mon cher Ami, et non les beaux discours de nos Biendisants des Villes, à qui tout paraît merveille, la plume à la main.
La vie de mon père
Nicolas Edme Restif de la Bretonne 1734 Sacy -1806 Paris