Vous désirez quelques notes biographiques sur moi et je me trouve extrêmement embarrassé pour vous les fournir et cela, mon cher ami, pour la simple raison que j’ai oublié de vivre, oublié au point de ne pouvoir rien dire, mais exactement rien sur ma vie, si ce n’est peut-être que je ne la vis pas, mais que je l’écris. De sorte que si vous voulez savoir quelque chose de moi, je pourrais vous répondre : « Attendez un peu, mon cher Crémieux, que je pose la question à mes personnages. Peut-être seront-ils en mesure de me donner à moi-même quelques informations à mon sujet. Mais il n’y a pas grand-chose à attendre d’eux ; ce sont presque tous des gens insociables qui n’ont eu que peu ou point à se louer de la vie. »
Je suis né – cela, je le sais – en Sicile, à Agrigente, le 28 juin 1867. J’ai quitté très tôt la Sicile, à dix-huit ans, pour venir à Rome. Mais un an après, je suis parti pour l’Allemagne où je suis resté deux ans et demi. J’ai pris mon doctorat de lettres et philosophie à l’Université de Bonn avec une thèse de dialectologie romane écrite en allemand. De Bonn je suis revenu à Rome, mais je n’en ai pas rapporté Heine, comme on se plaît à le dire, j’en ai rapporté Gœthe dont j’ai traduit les Élégies romaines.
Mais de tout cela il ne m’est rien resté. Je crois vraiment, dans la petite mesure où je puis valoir quelque chose, ne rien devoir à personne ; j’ai tout fait modestement tout seul. Et je n’ai pas eu de patron littéraire et j’ai beaucoup lutté – plus de six ans – pour me faire éditer, avec mes tiroirs déjà pleins de manuscrits.
Je n’ai pas connu Carducci, je ne connais pas d’Annunzio ; avec Verga, je n’ai eu de rapports que très tard, à l’occasion des fêtes organisées par Catane, sa ville natale, lors de ses quatre-vingts ans. Le Conseil municipal de Catane m’avait invité à prononcer le discours commémoratif, ce que je fis. J’exposai les raisons pour lesquelles la renommée de Verga avait été et devait nécessairement être étouffée par d’autres. En Italie, on aime mieux un style de mots qu’un style de choses. Et voilà pourquoi Dante est mort en exil, pourquoi Pétrarque a été couronné au Capitole.
Quant à moi, mon cher Crémieux, – si licet parva componere magnis – je ne sais pas bien pourquoi je n’ai pas encore été lapidé, mais je vous jure qu’il n’y a pas eu de ma faute.
J’ai enseigné vingt-quatre ans la stylistique à l’École de Magistère des jeunes filles de Rome, de ma trentième à ma cinquante-quatrième année. Depuis six ans, je n’enseigne plus et j’en bénis Dieu.
Luigi Pirandello
Lettre adressée à Benjamin Crémieux, son premier traducteur français, à la veille de la parution de Vieille Sicile, NRF, 1928.
Lettre adressée à Benjamin Crémieux, son premier traducteur français, à la veille de la parution de Vieille Sicile, NRF, 1928.