M. Barnarat, lyonnais d'origine, offre un type superbe de citoyen démocratique. Son emploi du temps quotidien mérite une petite narration.
Levé sur le coup de neuf heures, M. Barnarat commence à se traiter par deux ou trois chopines de vin blanc. Vers onze heures et demie, il consulte son horloge et proclame que l'instant des apéritifs sérieux a sonné. Homme de règles et de principes, il a sa marque de pernod, dont le choix a été le fruit d'une longue expérience, qu'il fait venir de loin, et qu'il est seul a boire dans Romans, où l'on fabrique une douzaine d'anis considérés. II en étanche cinq à six verres jusqu'aux environs d'une heure et demie où il rompt le pain, en débouchant du Beaujolais. Le déjeuner ne va point, cela s'entend, sans une bonne demi-tasse de marc ou d'armagnac. M. Barnarat s'autorise le petit verre avec la clientèle jusqu'au moment où il se rend à sa partie de boules, qui occupe le principal de son après-midi. Avec les boules, le vin rouge du pays est obligatoire. II ne m'a pas été donné d'estimer en personne par quel nombre de pots M. Barnarat lui rend hommage, mais je lui fais confiance, d'autant que le jeu de boules est altérant. Je ne parle naturellement point des jours de championnat, où le gosier de notre héros défie toutes les statistiques.
Aux alentours de six heures, M. Barnarat regagne son café. Un cercle d'amis fidèles l'y attend pour célébrer le sommet de la journée, le grand, véritable et solennel apéritif.
C'est le moment où volontiers, M. Barnarat entame le récit de sa dernière campagne, qu'il a faite en septembre en qualité de lieutenant de garde-voies entre Saint-Vallier et Saint-Rambert d'Albon. II a été renvoyé à ses foyers au bout de trois semaines, et son amertume s'exhale chaque soir à neuf au quatrième verre de son pernod. Car je n'ai point besoin de dire que le pernod préside la séance. M. Barnarat, je le jure, ne sera point quitte qu'il n'en ait vidé ses dix verres où l'eau tient la moindre part, et la tablée du compère lui tient tête vaillamment. Chacun a son cru de pernod favori mais la purée d'absinthe est de même couleur dans tous les verres...
Éventail plié, 1939. Arthur fait ici la promotion du Pernod 40°. Coll. Roger. (La dernière année car la fabrication et la vente de toute boisson apéritive à base d'alcool titrant plus de 16° furent interdites de 1940 à 1949.) |
Un seul des chevaliers n'y goûte point. Tourmenté par ses viscères, il avait vu un docteur qui lui dit: «Supprimez votre pernod». II s'est donc mis depuis au noir mandarin. Je dois dire pour l'histoire que, de toute la compagnie, il est de loin le plus maltraité, la face lie de vin, bavant, la main tremblante, ouvrant péniblement un œil strié et glaireux, d'un gâtisme accusé a moins de quarante-cinq ans.
Le ton s’échauffe et s'envenime. Bousculant l'homme au mandarin dont la salive file, les buveurs s'affrontent, se vouant mutuellement a la male mort. M. Barnarat vitupère l'intolérance religieuse à la face du tailleur, qui lui réplique par une diatribe forcenée sur la quadrette victorieuse au concours de boules de Pâques 1925.
On boit la tournée de la réconciliation vers neuf ou dix heures ! II n'est point si rare que la cérémonie se prolonge jusqu’à minuit, et non plus qu'on atteigne le quinzième ou vingtième pernod. M. Barnarat s'en va manger la soupe avec quelque morceau, dûment arrosé, de boudin ou de caillette. Enfin, avant de clore sa porte, il vide avec les derniers clients quelques couples de demis bien tirés, qu'il entremêle plaisamment d'un ou deux chasse-bière, à moins que les bouchons de champagne ne sautent en l'honneur d'une «Fanny» retentissante, d'une belote magistrale ou de quelque autre grand événement.
Il me faut confesser que cet éminent éclectique a pu aborder la soixantaine avec la pupille alerte, le pied encore léger, la taille cavalière, le poil dru et brillant. On a pu voir toutefois qu'il est ménager de ses forces. Sa femme, levée a l'aube, debout quinze heures durant et qui ne boit que de l'eau minérale, porte sur son échine lasse et sa figure flétrie tous les stigmates des maux épargnés a son maître et seigneur.
Lucien Rebatet
Les décombres , 1942
Lucien Rebatet , Les décombres ( best-seller sous l'occupation) : comme Bagatelles pour un massacre, 1937, L'école des cadavres, 1938, Les beaux draps, 1941, de Louis-Ferdinand Céline, à lire avec des pincettes et un masque de protection...
Les décombres , 1942
Lucien Rebatet , Les décombres ( best-seller sous l'occupation) : comme Bagatelles pour un massacre, 1937, L'école des cadavres, 1938, Les beaux draps, 1941, de Louis-Ferdinand Céline, à lire avec des pincettes et un masque de protection...
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