02 septembre 2006

Une vie sans histoire

 Je suis un modeste comptable sans histoire : calvitie naissante, gentille bedaine, lunettes sages, costume sombre. Classique. On me dit terne. Triste, voire sinistre ajoutent les mauvaises langues... Il est vrai que je vis seul, ne sors jamais, ne me chauffe pas par souci d'économie. Et alors ? Au moins je ne "fais pas la vie", moi ! Mon existence est rythmée simplement par les jours qui passent, tous semblables. J'ai des manies de petit retraité : vérifier que ma porte est bien fermée le soir en rentrant du travail, regarder l'heure après mon bol de tilleul, aligner mes pantoufles le long du lit avant d'aller me coucher. Plutôt rassurant, non ? Nulle passion n'agite inutilement mon cœur. Le médecin a dit qu'il fallait me ménager : j'ai un peu d'embonpoint, ne faisant pas de sport. Mais avec l'âge que j'ai, hein... La cinquantaine tranquille. Dans la vie je ne fais pas de vagues. J'ai des habitudes assez ordinaires : me lever le matin, remplir des formulaires le jour au bureau, rentrer chez moi le soir, me coucher, me lever le matin suivant... Mes idées politiques sont claires : il faut vivre avec son temps et ne pas s'opposer à la marche des choses, ça ne sert à rien. Mais surtout moi je dis qu'il vaut mieux être bien avec tout le monde. A quoi ça sert de se brouiller avec les gens qui nous entourent ? J'ai les idées de mes voisins et je vote donc comme la majorité. Ne pas faire de vagues, c'est ma devise. Je suis croyant dans le Bon Dieu. Enfin s'il existe, hein... Moi je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu. Sinon je ne suis pas contre le fait qu'il existe. Ca serait même bien pour moi, vu que je suis croyant. J'aime les femmes aussi, même si je ne me suis jamais marié. La vie de ce côté-là n'a pas voulu de moi. Quand j'étais jeune on disait que j'étais empoté avec les filles... Je sais pas, je ne les ai jamais abordées à cette époque. J'avais trop peur de faire des vagues. Après une jeunesse de reposante solitude, j'ai invité ma première et seule conquête féminine au bar-tabac de ma rue. J'avais dans les quarante ans. C'était une employée de l'usine sise juste en face de chez moi. En partant à mon travail je la voyais arriver au sien. On se croisait presque tous les matins pour ainsi dire. J'ai mis ma cravate du dimanche et lui ai offert un café. En payant le cafetier, j'en ai profité pour me débarrasser de toutes mes petites pièces qui me restaient dans le fond de mes poches. Histoire de faire le malin devant la belle. Les femmes aiment les boute-en-train. Comme je n'avais pas assez, je lui ai demandé de mettre au bout. J'ai récupéré les sucres qui n'avaient pas été consommés aussi : j'ai voulu montrer à ma future femme combien j'étais économe, avisé, sûr de mon droit. J'avais payé le café avec les morceaux de sucre servis en même temps, plus la TVA. Il était normal que j'emportasse les sucres restants... C'est le genre de détail qui pouvait jouer favorablement dans mon entreprise de séduction, pensais-je. Les femmes aiment les hommes forts. Elle gagnait assez bien sa vie, vu qu'elle travaillait à un poste de sous-chef dans la chaîne d'assemblages de l'usine (qui fabriquait des appareils ménagers). J'avais des vues sur elle depuis un mois : elle était stable, ponctuelle au travail, propre sur elle, avait un air sérieux, une vie apparemment bien réglée. Une fille modeste avec des goûts simples, bonne couturière, honnête et pas dépensière. L'épouse idéale. Je me voyais déjà filer le parfait bonheur conjugal avec elle : promenades vespérales du samedi dans la grande rue et pot-au-feu du dimanche. L'usine où elle travaillait étant juste en face de chez moi, je pensais que ce dernier argument aurait fini par la convaincre. Elle s'est finalement mariée avec un employé de la chaîne de montages de la même usine, sous-chef lui aussi. Depuis j'éprouve une certaine rancœur envers les sous-chefs des chaînes de montages. Mais bon je n'ai pas à me plaindre. J'ai une vie paisible, rangée, sans histoire. Tout comme j'ai toujours rêvé. Alors c'est pas à cinquante ans passés que je vais commencer à faire des histoires, hein ?

Raphaël Zacharie de Izarra